dimanche 2 mars 2025

Tranquillement engourdi

Il y a 50 ans une maison d'édition débutait qui s'appelait "alternative et parallèles", elle publiait "le Catalogue des Ressources", la traduction Française du "Whole Earth Catalog", une publication annuelle formidable, ancêtre de l'internet selon son rédacteur Stewart Brand, et "habitats, constructions traditionnelles et marginales", traduction du livre extraordinaire "Shelter" par un autre Américain : Lloyd Kahn. Cette maison d'éditions a publié beaucoup d'excellents livres, y compris le premier, magnifique, manuel de construction en terre par un groupe de jeunes qui s'appelait CraTerre (aujourd’hui le centre mondial le plus renommé pour la recherche et l'enseignement de l'architecture en terre) et existe encore, sous le nom "éditions alternatives".

Pierre Fournier écrivait dans le premier editorial de La Gueule Ouverte en 1972, "Très vite des lecteurs m'écrivirent pour m’enjoindre de fonder, et plus vite que ça, un « parti rousseauiste » destiné à « regrouper les marginaux ». Les marginaux – comme ils ont raison – n’ayant pas envie d’être regroupés, et surtout pas au sein d’un parti, quel que soit son isme, il y avait sans doute mieux à faire".

A l'époque on se vantait d'être marginal et différent, les éditions "Autrement" ont aussi démarré en 1975 !

Les écoles "parallèles", les médecines "alternatives" étaient très cool.

Aujourd'hui, vous n'êtes plus "alternatif" ou "parallèle" mais "sectaire" ou "complotiste" !

Que s'est-il passé ?

Beaucoup de théories déclarées non scientifiques par les autorités (se laver les mains avant d'opérer un malade, l'idée que la cigarette ou l'amiante donnent le cancer, ou que les continents bougent, etc.) se sont avérées vraies, et beaucoup d'histoires de conspiration avancées par les autorités (que les soldats Irakiens avaient sorti les bébés des couveuses en 1991, que les fusées d'antrax de Saddam Hussein pouvaient atteindre Londres en 45 minutes en 2003, que le Covid-19 est apparu dans un marché d'animaux sauvages, etc.) se sont avérées fausses.

Comment séparer le vrai du faux ? Il n'y a pas de recette. Il faut parfois de pas avoir peur de se tromper, et examiner une question aussi librement que possible. Et lorsqu'on comprend que l'on s'est trompé, se corriger.

J'ai cru, au moins une fois, à une théorie du complot dont j'ai finalement reconnu qu'elle était fausse. Et ma mémoire me joue des tours ! J'ai été tout surpris de découvrir, en 2008, un de mes emails ou je me moquais d'une amie qui disait qu'aucun avion n'était tombé sur New York le 11 septembre 2001. Je lui conseillais de ne pas colporter des ragots. En 2008 ! Moi qui croyais avoir compris bien avant. Et bien non. En 2008, j'y croyais fermement. Sans avoir jamais réfléchi, d'ailleurs. J'en étais sûr, c'est tout. Pas de.temps à perdre avec ça. Je ne sais pas quand j'ai commencé à réfléchir. En 2010 j'avais changé d'avis. Peut-être grâce à cette amie, d'ailleurs. Le problème avec les croyances c'est qu'on ne s'en rends pas compte. Ni quand elles arrivent, ni quand elles s'en vont. Donc il y a sûrement encore des théories du complot fausses auxquelles je crois, dont je ne me suis pas encore aperçu que j'y crois...

Après tout, c'est ce que Gandhi, René Girard, Jacques Derrida, Julian Assange et beaucoup d'autres moins connus ont pointé du doigt : Lutter contre la violence structurelle nécessite de la mettre à jour d'abord, ce que Gandhi appelait la non-violence, et ce travail de mise en lumière s'expose à une violence exacerbée et sûre de son bon droit, qu'il eu été bien moins gênant de ne pas réveiller. 

La chanson extraordinairement paradoxale des Pink Floyd, 'comfortably numb' (tranquillement engourdi) dans l'album The Wall (1979), décrit de manière très exacte ce désir de ne pas être au courant, ce désir de s'engourdir:


Bonjour, bonjour !

Il y a quelqu'un là-dedans ?

Hochez un peu la tête si vous m'entendez !

Il y a quelqu'un à la maison ?

Alors, on me dit que vous n'êtes pas en forme ?

Bon, je peux soulager vos douleurs

Et vous remettre d'aplomb.

Détendez-vous, détendez-vous.

Il me faudra quelques renseignements d'abord,

Juste les faits de base.

Pouvez-vous me montrer où ça fait mal ?

- Ca ne fait pas mal, vous vous éloignez. Un bateau au loin, de la fumée à l'horizon. Vous m'apparaissez en vagues, vos lèvres bougent, mais je ne peux pas entendre ce que vous dites. Quand j'étais enfant, j'ai eu la fièvre, j'avais l'impression que mes mains étaient deux ballons, maintenant je ressens la même chose à nouveau. Je n'arrive pas à vous expliquer, vous ne comprendriez pas. Je ne suis pas dans mon état normal.

Un engourdissement agréable m'envahi.

- Bon, je vois. Une toute petite piqûre et tout vas disparaître. Mais vous vous sentirez peut-être un peu malade d'abord. Pouvez-vous vous lever ? Très bien, je pense que ça marche. Ca vous aidera à tenir jusqu'à la fin du spectacle. Bon, il est temps d'y aller.

(Refrain, etc.)

https://youtu.be/x-xTttimcNk

Le génie de ce dialogue est dans le malentendu radical et incurable entre la personne et une sorte d'entité froide, qui incarne la solution médicale ou technique, se donnant pour objectif d'emprisonner encore plus profondément la personne dans cet engourdissement tranquille dont elle pressent qu'il vaudrait mieux en sortir.

Le paradoxe est que cette chanson sollicite une attention aiguë de cette tentation d'engourdissement, qui d'elle-même aurait préféré ne pas se faire remarquer !

Ce retournement est aussi à l'œuvre dans la découverte, à priori paradoxale, que les traditions, si on les travaille honnêtement, peuvent servir les "marginaux", et c'est ce que les Éditions alternative et parallèles" et d'autres comme l'architecte Hassan Fathy faisaient, ce que le philosophe Jacques Derrida théorisait, et que Yeshayahu Ben-Aharon appelait, il y a 14 ans, "le retournement conscient de l'inversion inconsciente" dans son livre  "The Event in Science, History, Philosophy and Art".

Mais il y a une chose qui aujourd'hui empêche de découvrir ses propres erreurs : Dénoncer toute critique comme une "théorie du complot". Cette expression est un refuge commode pour notre paresse, mère du mensonge !

Joël Sternheimer disait que la science est fille de l'éthique. Les mensonges sont fils de la paresse...

Aucun commentaire: